L'activiste afghane Zarifa Ghafari veut porter la voix des femmes rendues muettes. Interview
Menacée, elle a fui l’Afghanistan, mais veut mettre à profit son exil pour porter la voix de celles et ceux qui n’ont pas la parole. Zarifa Ghafari a été la plus jeune maire, femme, d’une ville afghane. Cette semaine en Valais, elle nous a accordé un entretien.
Rhône fm: Depuis quelques semaines, vous voyagez dans toute l’Europe pour sensibiliser les gens à la situation afghane, vous êtes petit à petit devenue une personnalité publique. Mais commençons par une question basique. Qui êtes-vous ?
Zarifa Ghafari: Je suis née à Kaboul et j’ai grandi là-bas. J’ai effectué un Bachelor et un Master en économie en Inde. J’ai fondé une ONG d’assistance et de promotion des femmes afghanes. J’avais aussi une station de radio avec celui qui est aujourd’hui mon mari. Je suis ensuite devenue la première maire femme de la province de Wardak, là d’où vient mon père. Ma ville s’appelle Maiden Shahr et compte 35'000 habitants. Mon mandat a duré jusqu’en juin dernier. Et depuis, j’ai été directrice du Département de soutien aux familles, aux soldats blessés et aux prisonniers de guerre au Ministère de la défense.
La situation en Afghanistan s’est beaucoup détériorée depuis un mois, mais déjà avant cet été, devenir maire en tant que jeune femme, c’était tout de même une exception.
C’était une position effectivement remplie de défis. Les neuf premiers mois de mon mandat, je n’ai pas pu exercer mes fonctions car je ne pouvais tout simplement pas rejoindre mon bureau : certains « hommes à l’idéologie extrémiste » ont eu beaucoup de difficultés à me reconnaitre en tant que maire, ils ne me laissaient donc tout simplement pas entrer dans le bâtiment. C’était juste à cause de mon genre. Je n’ai pas abandonné mon combat et finalement, j’ai pu exercer mon mandat pendant deux ans et demi.
Quels étaient les défis dans l’exercice de vos fonctions ?
En tant que maire femme, j’ai dû gérer tout un tas de choses. Tout d’abord, simplement les idéologies extrémistes et les islamistes radicaux. Ma religion est l’Islam, mais ces gens ne représentent pas l’image que je me fais de la foi. J’ai dû composer avec des groupes mafieux. Certains membres de mon bureau étaient corrompus. Certaines personnes, au sein même de mes collaborateurs proches était des gens liés directement aux talibans et aux groupes terroristes.
Tout ce que je faisais était instantanément transmis aux talibans.
Zarifa Ghafari
Ils m’ont d’ailleurs attaqué trois fois. Ils ont tué mon père. Ils ont tenté plusieurs fois de me stopper. Bref, j’ai dû faire face à beaucoup de gens qui ne sont pas capables de faire confiance aux femmes, de voir leur capacité. Et c’est seulement lorsque j’avais géré tous ces problèmes que j’avais enfin la possibilité de faire mon travail en tant que maire.
Comment avez-vous fui l’Afghanistan ?
Après la chute de Kaboul, les talibans sont venus chez moi, ils ont harcelé mes voisins, mes gardes du corps, ils ont volé leurs armes, ils m’ont pris ma voiture. Après cinq jours, j’ai dû partir d’Afghanistan. Sans famille.
Ce n’était pas ma décision. Ce n’était pas pour moi. Je ne voulais pas partir. Mais c’était pour la sécurité de mes proches. J’ai déjà perdu mon père à cause de mes décisions, de mon travail. Je ne voulais pas que ma famille paie pour mes choix. Finalement, je n’ai pas vraiment pu faire autrement que de quitter l’Afghanistan. Mon mari et ma mère m’ont forcé à le faire. Ils m’ont dit : si tu restes ici, tu vas mourir.
Je me suis aussi dit que, si je quittais le pays et revenais quand les conditions seraient plus favorables, je pourrais incarner la voix de ceux qui n’ont pas la parole. En restant en Afghanistan, je n’aurais pas eu cette chance. Ils auraient tenté de me faire taire ou de me tuer. Quand on est mort, c’est évident que l’on perd sa chance de parler…. Et parfois, il est important de pouvoir se faire entendre.
Comment vous sentiez-vous à ce moment ?
Vous savez, pour partir, j’ai dû me cacher dans une voiture. A chaque fois que l’on passait un check-point, mon mari me dissimulait sous un énorme sac. Quand nous sommes arrivés à l’aéroport, il y avait beaucoup de talibans. S’ils m’avaient reconnue et trouvée…
J’ai laissé une partie de moi en Afghanistan.
Zarifa Ghafari
Et finalement quand j’étais dans l’avion, j’avais tellement d’émotions en moi. Le plus fort, c’était tout d’abord ce sentiment de responsabilité envers ma famille, pour les protéger. Et le deuxième : la sidération. Je me disais simplement « mais qu’est-ce qui s’est passé ? » J’ai vraiment été choquée. Tout est allé si vite lors de la prise de Kaboul. Ce matin-là, je suis sortie, je me suis rendu à mon bureau comme d’habitude. Et soudain, tout a basculé je ne sais comment. Je n’ai jamais imaginé que cela puisse se produire. Ça a été très dur. Au moment d’embarquer dans l’avion, je ne peux pas vraiment l’expliquer, mais ça a été le moment le plus pénible de ma vie. J’abandonnais toute ma vie, j’abandonnais tout ce que j’étais. J’ai laissé une partie de moi en Afghanistan.
Toute une partie de la population - la partie la plus conservatrice - semble soulagée, heureuse que les talibans aient désormais pris le pouvoir. Est-ce que vous pouvez comprendre cette position-là ?
Je ne sais vraiment pas comment ils peuvent être soulagés par cette présence des talibans. Tout simplement, par exemple, lorsque l’on voit, maintenant, que la population n’a juste plus assez à manger. Les gens qui croient en ce nouveau régime ne peuvent pas s’exprimer, ils n’ont plus de droits, ils sont devenus des sortes d’esclave. Être un esclave tout sa vie, ce n’est pas une décision humaine. Vous savez, c’est très compliqué, souvent, il s’agit de personnes peu éduquées ou des personnes qui ont côtoyé les madrasas au Pakistan (NDLR : école coranique) où on leur a inculqué des concepts extrémistes. Ils ne croient qu’en le fait de « tuer » et de « mourir ».
Être un esclave tout sa vie, ce n’est pas une décision humaine.
Zarifa Ghafari
Mais je pense qu’ils vont voir la réalité petit à petit, qu’ils vont comprendre. Les talibans procèdent à des arrestations peu importe où dans les villes, ils demandent aux locaux de leur donner à manger. La situation économique est terrible. Les filles et les jeunes femmes ne peuvent pas aller à l’école. Les médias sont contrôlés. Toutes les informations que l’on a viennent de Kaboul, on n’entend pas la voix des 33 autres provinces, totalement abandonnées. Il y a 1%,2%,3% ou peut-être 10% d’extrémistes, mais tout le reste est contre. La manière dont les gens ont essayé de fuir après la prise de Kaboul le montre bien.
Parlons maintenant de la situation des femmes plus spécifiquement…
Les filles ne peuvent plus aller à l’école. Les talibans veulent interdire aux femmes de travailler.
Elles représentaient 30% du personnel gouvernemental ou de l’administration. Désormais, ces femmes restent à la maison. Elles représentaient le 30% de l’économie afghane, elles doivent maintenant également rester à la maison. Elles étaient plus de la moitié des enseignants dans les écoles et les universités du pays, elles ont désormais l’interdiction de pratiquer et doivent rester à la maison.
Les femmes n’ont plus la voix au chapitre aujourd’hui en Afghanistan. La moitié de la population est muette.
Zarifa Ghafari
Nous avons vu avec quelle facilité les talibans ont purement et simplement supprimé le Ministère des questions féminines en Afghanistan. Nous avons observé sans rien pouvoir faire les talibans bannir les femmes des médias. Les femmes n’ont plus la voix au chapitre aujourd’hui en Afghanistan. La moitié de la population est muette.
Vous répétez que l’Afghanistan a besoin de l’aide international. Mais cette aide a souvent été également considérée comme de l’impérialisme, beaucoup se sont senti « sous le joug étranger ». Pour certains, l’implication internationale était une partie du problème. N’est-ce pas un paradoxe ?
Apporter un soutien, une aide à l’Afghanistan ne veut pas dire s’immiscer ensuite dans les décisions politiques du pays. C’est simplement se battre pour les droits humains.
Personnellement, aujourd’hui, je n’ai plus rien. Ça me tue de voir avec quelle facilité le monde a accueilli le retour des talibans et nous a abandonnés. Je crois que, dans le monde, chaque gouvernement a la responsabilité d’écouter et de faire ce que son peuple demande. Et je suis certaine que si l’attitude des gouvernements change, cela va faire pression sur le Pakistan, sur son gouvernement et les agences du renseignement. Parce que tout le monde sait que les talibans ont un lien très très direct avec ces groupes, ils sont financés par eux, ils sont entraînés sur leur sol. Il faut sanctionner Islamabad, mettre la pression pour que cela cesse. Et ce n’est qu’à ce moment-là qu’on pourra agir contre les talibans. Il faut tout bonnement supprimer cette relation avec le Pakistan et le milieu du renseignement.
Vous serez à Zermatt ce vendredi devant le club Zonta. Quel est le message que vous allez faire passer ? Quelle est le message que vous voulez faire passer aux femmes valaisannes, aux femmes suisses ?
Plusieurs choses. Tout d’abord que personne n’a le droit de décider de votre futur. Ensuite, qu’il ne faut pas oublier que la suppression des droits humains, ce qui se passe en Afghanistan, pourrait arriver à n’importe qui. En conséquence de tout cela, il faut s’exprimer, utiliser sa voix pour faire changer les choses. Enfin, soyez solidaires du peuple afghan.
Les femmes suisses sont bien loties en matière de droit des femmes, en comparaison à l’Afghanistan. Il y a pourtant un important mouvement féministe ici, est-ce que vous soutenez ce genre de mouvements ? Ou vous pensez que ce sont des « problèmes de privilégiées » ?
Le monde n’est pas aussi sûr pour les femmes que pour les hommes. C’est un problème partout. Un problème qui présente de multiples facettes. En Afghanistan, la suppression des droits est faite au nom de la tradition et de la religion. Mais je ne vois pas religion comme ça. Je suis moi aussi musulmane mais je crois en mes droits, d’un point de vue de la religion et des droits humains.
Il y a partout des discussions autour des droits des femmes dans le monde. En Suisse, l’avantage, c’est qu’il n’y a pas de guerre. Et quand il n’y a pas de guerre, on peut se considérer comme privilégié et passer outre les problèmes.